INSPIRE !
« J’aurais pu peindre un panorama mais ce n’est pas ce que je souhaitais. Je veux que l’on rentre dans l’œuvre, que l’on s’immerge, que ce bleu vous sature, vous enivre, vous fasse perdre vos repères.
Ce n’est pas un panorama, c’est une carte mentale. Les images encore prégnantes d’un tracé qui m’a mené près de la ligne rouge.
16 vues imprimées dans la mémoire vive qui rejaillissent souvent, gravées au plus profond. Un territoire inconscient dessiné avec acharnement, avec passion, retraçant les heures d’une course, d’une journée, d’une vie.
Le matin calme ; le zénith aveuglant, éblouissant, asséchant ; le ciel chargé, menaçant, présageant d’heures plus sombres. Un ciel de mer qui nous recouvre et nous submerge.
Un bleu apaisant sans aucune trace de blanc, qui répond à mon combat contre mon Horla qui s’habitue à moi, qui a compris ma résilience.
Les aborigènes peignent des routes pour se repérer dans leurs rêves ; j’aime sentir cette transe m’envahir et modifier ma peinture. Elle me relie à la nature, au ciel.
La Terre fond…Les montagnes seront nos derniers sanctuaires, nos refuges. Des îlots isolés, où la vie sera encore possible. L’idée de cartographier et de laisser une empreinte, une mémoire de ces lieux magiques, me plaît.
Face à ces montagnes, vous perdez vos certitudes. Face à la paroi, vous ne voyez que des traces. Approchez du tableau, vous n’y verrez rien. Que de la roche. Prenez du recul pour y voir clair.
Allez en montagne, vous verrez que quelque chose est en train de changer. Les stigmates du réchauffement et de la pollution sont visibles.
Est-ce l’activité de l’Homme ? Ne sommes-nous pas trop présomptueux pour penser que nous pouvons agir à ce point sur la nature. Une nature bien plus forte. Des forces telluriques, des changements non maîtrisables sont peut-être à l’œuvre. Ce mouvement est peut-être inéluctable et notre activité contribue à son accélération.
Posons-nous la question tous les jours de ce que nous pouvons faire pour ralentir. Ce n’est pas un plaidoyer contre l’Homme mais un plaidoyer pour la Terre.
J’ai souvent en tête la légende amérindienne racontée par Pierre Rabhi :
Un jour, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! » Et le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais ma part. »
Tristan VYSKOC
« L’homme ne vit pas seulement sa vie personnelle comme individu, mais consciemment ou inconsciemment il participe aussi à celle de son époque et de ses contemporains » écrit Thomas Mann dans La montagne magique. Et c’est sans nul doute le point de départ du projet INSPIRE de l’artiste Tristan Vyskoc.
Il n’est pas étonnant que cet ouvrage soit devenu le livre de référence du peintre, car ce texte est de ceux qui continuent d'agir dans la conscience du lecteur bien après qu’il en ait refermé les pages et qui jouissent d'un formidable pouvoir d'édification. C’est un écrit sur le temps, son souterrain et impalpable travail, son caractère insaisissable et inéluctable, sur l’expérience de l’attente, sur la notion de durée, sur la mort, la culture. Le héros de La montagne magique de Thomas Mann, Hans Castorp «expérimentant la séduction de la maladie et de la mort» est à mettre en rapport avec L'apprenti sorcier de Goethe et bien entendu Tristan Vyskoc lui-même. Dans son parcours personnel d’autodidacte de la peinture, mêlant sa biographie et ses expériences personnelles, la montagne trouve une place importante.
S’étant physiquement confronté à elle, il a ensuite entrepris de la peindre. Habile à inventer d’étonnants jeux de matière, il explore le potentiel de son médium pour rendre tangible la réalité du Mont-Blanc autant que l’imaginaire qu’il suscite. La charge de sa peinture peut évoquer la solitude qui émane de ces lieux. Puisque la peinture a la faculté de figer le fugace, le regardeur s’octroie le loisir de plonger dans son propre désert, sa solitude. Le peintre rend perceptible par la couleur autant que par sa technique cette sensation que l’on sent en montagne, cette capacité à murmurer et entendre l’écho qui revient jusqu’à nous, comme un ricochet, un peu de notre propre voix, de notre propre vie. Il nous en fait revivre l’expérience. Avec le néant comme horizon, nous nous laissons aller face à la toile à ce moment de perte qui étreint le randonneur solitaire.
Et c’est aussi à une expérience autant perceptive, physique, émotionnelle qu’artistique qu’il invite le spectateur. Par son projet d’installation picturale immersive, il renoue avec la nouveauté qu’avait instituée Claude Monet en offrant à la France au lendemain de l'armistice du 11 novembre 1918 ses Nymphéas. Complètement décrié par ses contemporains, puis largement ignoré, voire oublié, cet ensemble de toiles a été réhabilité en 1952, seulement, avec la réouverture des salles, qualifiées aussitôt de « Sixtine de l’impressionnisme » selon l’expression du peintre André Masson. Cette immersion totale dans sa peinture que préconisait Monet avec une succession de tableaux conçus comme des compositions unies d’un bord à l’autre représentant de l’eau avec des nénuphars, sans ligne d’horizon, Tristan Vyskoc, le propose pour la montagne et le ciel. 16 tableaux de 2 mètres de haut chacun, soit une immense toile enveloppante de 32 mètres de long à l’intérieur duquel circule le public et qui offre une plongée dans la peinture en même temps qu’il permet de voir le Mont-Blanc à 360° (France, Italie Suisse). Dans ce processus, l’artiste sort du regard polarisé regardeur-œuvre, pour proposer une perception élargie, flottante. Il introduit le visiteur dans un univers qui associe simultanément sa prise de conscience du contexte de perception en même temps que de la perception elle-même. Par un environnement total à la fois pictural et sensitif, le peintre produit des effets visuels et d’expériences qui mènent à une interactivité relationnelle.
A notre ère où la peinture paraît presque devenue désuète et à l’heure d’Internet, de photoshop et du tout numérique, Tristan Vyskoc fait partie de ces artistes contemporains qui remettent en question le rapport sujet/peinture et l’actualisent. La notion de paysage s’est élargie depuis l’extension de l’urbanisation, englobant une réflexion ouvrant autant au paysage intérieur qu’au monde contemporain qui se déploie sous les yeux du peintre et dont il a envie de rendre compte. Supernature, cybercartographie, algorithmes, intelligence artificielle, comment prendre en compte par la peinture les mutations de la connaissance et de la perception ? Par le travail à l’huile sur toile, Tristan Vyskoc oppose une approche contemplative, patiente et lente à une surconsommation d’images zappées à toute vitesse. En usant du camaïeu de bleu, le peintre inscrit son regard dans la descendance du romantisme du XIX° siècle, époque où le bleu est devenu la couleur du rêve, de l’imaginaire, d’une certaine mélancolie qui lui offre un degré supplémentaire de spiritualité. Le bleu et ses nuances ouvrent des horizons vers la possibilité d’un voyage dans le temps, vers le passé ou l’avenir.
Le temps est en effet également une composante essentielle du travail pictural de Tristan Vyskoc. Tout comme Thomas Mann définissait son roman comme un « document de l’état d’esprit et de la problématique spirituelle de l’Europe dans le premier quart du XXe siècle », écrit en 1924 il annonce rétrospectivement l’entrée dans le siècle et la boucherie que va connaître notre civilisation avec les deux conflits mondiaux, au début du XXI° siècle Tristan Vyskoc nous emmène sur le terrain de l’engagement écologique qui préoccupe tant nos contemporains. Lorsqu’il donne à voir le Mont-Blanc, il attire simultanément l’attention sur une problématique paradoxale, alors qu’on pense immédiatement en voyant des sommets immaculés à un air d’une grande pureté, la vallée de l’Arve qui est en contrebas souffre d’une importante pollution de l'air. Il nous place face à cette empreinte du réchauffement climatique et à cette pollution atmosphérique responsable de sept millions de morts chaque année dans le monde. L’artiste rappelle l’homme à ses responsabilités lui qui a fait basculer la terre dans l’Anthropocène.
Isabelle de Maison Rouge
Historienne de l’art – Critique d’art
Commissaire d’exposition indépendante