REGARDE !

 

« Regarde attentivement car ce que  tu vas voir n’est plus ce que tu viens de voir ».   


Léonard de Vinci

Créer une forêt universelle. Universelle comme l’île où je suis né, où chacun peut se perdre, où chacun peut retrouver ses racines. Une forêt où je voyage dans les méandres de ma mémoire, de mon âme, de mes connexions neuronales.  
Le 23 mars 1613, le pirate anglais Blackwell, à bord du Pearl, note dans son livre de bord : « L’île est toute boisée ; aussi l’ai-je dénommée England Forest ». Vous entrez dans une nouvelle forêt primaire, singulière, non encore défrichée. Un monde nouveau, dans l’inconscient d’un être vivant.

Mes plus beaux souvenirs sont des moments de forêts.

Bélouve, Bébour, la Roche Ecrite, la vallée de Takamaka ; ces forêts peuplées de Tamarins des Hauts, de Fougères arborescentes et enchantées par les sifflements des Merles Péi et des Tec-Tec. Une inspiration profonde. J’aime me perdre dans ces immensités végétales. La vue se trouble, il n’y a plus de repères. Ressourçante, apaisante, elle peut aussi être mystérieuse, angoissante. La forêt est une source de reconnexion permanente à notre moi profond, à notre élan vital. Dans ma nuit de feu, j’ai vu des racines profondes qui me ramenaient sur terre.


Mes souvenirs dans les forêts de la Réunion arrivent par vagues.

L’enfance est peuplée de livres fantastiques et de souvenirs effrayants : ce cerf dévalant la forêt, s’arrêtant, nous regardant, et allant se tordre le cou dans les grillages délimitant son domaine. J’avais 10 ans. J’ai pris conscience de la fragilité de la vie et de notre monde environnant. Les yeux empaillés de cette antilope sabre me fixant dans notre maison de Bellepierre. Mes vagabondages dans L’île au trésor avec comme compagnon d’infortune Long John Silver, unijambiste avec son perroquet Cap’tain Flint sur l’épaule, Chien noir et sa bande, Pew et sa tache noire, signe de mort, je cherchais dans mes rêves le butin de la Buse. Je me perdais dans les banians. De cette grotte à Saint-Paul au cimetière marin, je m’évadais souvent, je forgeais mon imagination. De cette grotte d’où tout est parti.

La forêt enchante nos rêves d’enfants, par ses contes, ses fables jusqu’au jour où un professeur génial vous fait lire Psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim. J’y ai perdu une part d’insouciance. De la magie enchanteresse de cet univers fantasmagorique, il me restait l’image de l’Homme.


Il y a aussi ce premier grand livre dont je me souvienne.      
Les mots de Jack London sont encore frais : « … soudain, il levait la tête, dressait les oreilles, écoutait, plein d’attention. Obéissant à l’appel entendu de lui seul, il bondissait sur ses pieds et filait droit devant soi, pendant des heures, sous les voûtes fraiches de la forêt, au fond du lit desséché des torrents, dans les grands espaces découverts et fleuris. Mais, par-dessus tout, il se plaisait à courir ainsi dans la pénombre odorante des nuits d’été alors que la forêt murmure dans son sommeil, et que ce qu’elle dit est clair comme une parole articulée. A cette heure, plus profond, plus mystérieux, plus proche aussi, résonnait l’Appel – la Voix qui incessamment l’attirait, du fond même de la nature ».

J’ai dû être loup dans une vie antérieure… ou future. J’entends toujours cet Appel de la forêt.


2 ans, 2 mois, 2 jours
J’aimerais partir en pleine nature, trouver mon étang de Walden, vivre la vie du personnage d’Henry David Thoreau. Pas totalement coupé du monde mais en pleine harmonie avec la nature. Sentir le rythme des saisons, laisser s’écouler le temps, n’avoir que les contraintes des choses élémentaires. « La nature à chaque instant s’occupe de votre bien être. Elle n’a pas d’autre fin. Ne lui résistez pas ».

Arrêtons de nous mentir, arrêtons de mentir à la forêt. Elle est plus grande que nous, plus vieille que nous, elle nous survivra. Respectons ces grands arbres  qui sont le lien entre la terre et le ciel. A l’ombre de ces géants, j’aime me reposer, toucher le ciel des yeux.        

Un souvenir plus récent resurgit.

Au fond d’une ravine, dans un bois, en pleine nuit, dans ma course contre mon bruit, raisonne le rythme du Maloya. Granmèr Kal rode. Rites vaudou, magie noire, magie blanche. Les esprits de la forêt sont là et font le lien avec le monde invisible. Ce bois universel est le lien de nos civilisations. Des côtes désertes des Inuits aux forêts équatoriales les plus profondes, les hommes l’ont chargé d’utilité, de protection, de confort, de spiritualité. Ce lien entre les peuples doit être sauvegardé.

 « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs  (…) Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. Prenons garde que le xxie siècle ne devienne pas pour les générations futures celui d'un crime de l'Humanité contre la vie. » Les mots du Président Chirac prononcés au IVe Sommet de la Terre il y a 20 ans sont criants de vérité.

 

Si nous regardions la beauté du monde, nous serions moins tentés de le détruire.

 

Tristan Vyskoc

 

 

 

Regarde ! Est-ce une injonction, un conseil, une mise en garde ? Tristan Vyskoc nous invite à une observation active, afin d’initier le chemin d’un regard conscient, éveillé. Regarder la nature qu’on a si souvent reléguée, méprisée, surexploitée, oubliée même. Comme un incipit à son exposition, l’artiste cite la phrase de Jacques Chirac prononcée en 2002 lors du IVe sommet de la Terre à Johannesburg : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Devant ses grandes toiles ruisselantes de végétation, nous sommes à la lisière de forêts tropicales, comme au seuil d’un précipice, d’un choix. Allons-nous enfin regarder ce qui nous entoure ?

Après avoir sublimé l’atmosphère bleutée des cimes enneigées, hypnotisant notre regard contre le flanc de glaciers silencieux, Tristan Vyskoc nous embarque cette fois dans un autre voyage à perdre haleine, ouvrant la fenêtre de ses tableaux sur un monde saturé de sous-bois humides. Après l’horizon infini des hauteurs, nous voici au creux de profondeurs forestières, plus sombres, plus inquiétantes, intensément complexes. La touche du peintre, aquatique, se gorge lascivement de ces arborescences occultes qui content le mystère des origines. Jardin d’Eden qui ne dit pas son nom ou gouffres légendaires de perdition ? Pour lui, ce sont surtout ses rêves et ses souvenirs d’enfance qui resurgissent, sur l’île de la Réunion, cette England Forest titre ses toiles – du nom que lui avait donné en 1613 un forban britannique, alors impressionné par la luxuriance de la végétation. « Mes racines profondes sont d’une île peuplée encore de forêts primaires. Tout y est encore intact » confie-t-il, évoquant ses premiers vagabondages littéraires auprès des murmures boisés de Jack London et des superstitions des pirates de L’Ile au Trésor. Le peintre revient ici aux sources de son imaginaire, en convoquant, au sein de ses toiles ou en miroir, des éléments symboliques, statues vaudou ou bois sacré, rappelant la primauté magique de la forêt. Inondées par la couleur verte, ses grandes toiles ne sont d’ailleurs pas loin de susciter un étrange effet d’hallucination, proche du songe ou d’un état de semi-conscience. La peinture pour Tristan Vyskoc est aussi un acte de méditation – en témoigne son geste spontané, liquide, proche d’une écriture automatique qu’il ne cesse d’éprouver au quotidien comme un rituel afin d’oublier un temps l’acouphène qui siffle dans sa tête et ses oreilles de manière ininterrompue depuis plus de dix ans. Il n’y a que la course à pied et la peinture qui calment cette lancinante sirène. Il en a fait une force, une source de régénération, une ouverture vers une intériorité encore inexplorée. Un effet de profondeur évanescent conduit notre regard vers les racines, à la souche des arbres, alors qu’une dilution vaporeuse de l’huile brouille nos sensations. Cette forêt est-elle réelle ou imaginaire ? Les peintures de féérie anglaise et les épopées de Tolkien procurent les mêmes perturbations visuelles.        

De la tache noire des pirates, annonciatrice de la mort, à la minuscule silhouette du Petit Chaperon Rouge, des hymnes ancestraux à l’utopie d’Henry David Thoreau, un de ses livres de référence, qui était parti vivre seul au milieu de la nature, les grands paysages monochromes de Tristan Vyskoc peignent, dans un foisonnement mystique, l’âme de la forêt.

 

« Dans la profondeur de la forêt résonnait un appel, et chaque fois qu’il l’entendait mystérieusement excitant et attirant, il se sentait forcé de plonger dedans toujours plus avant, il ne savait où ni pourquoi » écrit Jack London. A l’heure de la déforestation massive et de la crise écologique, cet Appel de la forêt, pour Tristan Vyskoc, c’est aussi celui du regard éclairé que l’humanité doit aujourd’hui porter sur la beauté de la nature. Sa peinture immersive invite à ressentir dans nos corps toutes les tentations et les richesses de cette forêt originelle, prête à nous accueillir si nous savons la respecter et la décrypter. Alors qu’un regard biaisé, détourné, absent, désintéressé, pourrait bien animer d’autres forces plus chaotiques…

 

Julie Chaizemartin, journaliste et critique d’art

Le 4 avril 2022

England Forest #25 – Aures sunt nemoris vert
England Forest #26 – Ombre
England Forest #2 – Esprit de la forêt
England Forest #13 – Soleil levant
England Forest #24 – Le cerf
England Forest #23 – Havre de paix
England Forest #22 – Tout est parti de là
England Forest #21 – Aures sunt nemoris noir
England Forest #20 – Le dernier arbre
England Forest #19 – Perdus
England Forest #18 – Promenons-nous
England Forest #17 -L’arbre qui marche
England Forest #16 – Ramage
England Forest #15 – Racines
England Forest #14 – Cedrus
England Forest #12 – Le grand chêne
England Forest #11 – Tumulte
England Forest #10 – Roche Ecrite
England Forest #9 – Bélouve
England Forest #8 – Bois bandé